Tu n'es pas seul - Extraits

Publié le par Admin

Témoignage  Marie

Marie et sa sœur jumelle sont en deuxième position dans une famille de cinq enfants. Elle a 11 ans et demi quand sa maman meurt subitement près d’elle, après le retour de classe. Elle était alors en 5ème. Comme elle était née prématurément et demeurait fragile, elle était restée très longtemps à l’hôpital et n’était revenue à la maison que vers l’âge de deux ans ; sa mère s’était spécialement occupée d’elle, petite, et elle se sentait d’autant plus proche d’elle.
Voici ce qu’elle relate aujourd’hui, à cinquante ans.


Habituellement, après la classe, Maman nous laissait jouer quelque temps dans le jardin après le goûter. Nous avions quatre, sept, et les jumelles, onze ans et demie. Or ce jour-là, elle m’avait appelée plus vite que d’ordinaire pour que je monte travailler avec elle dans sa chambre, car elle m’aidait souvent à faire des maths, alors qu’en français, tout allait bien. À un moment, tandis que je regardais par la fenêtre les autres jouer, elle m’a dit tout à coup : « Viens t’asseoir là, plus près... écoute ! Papa, il faut que tu prennes soin de lui, que tu l’aimes, que tu ne le laisses jamais seul. » Puis elle a pleuré et, d’un seul coup, elle est tombée dans mes bras. Je suis restée un certain temps près d’elle, la regardant, lui parlant, mais elle ne me répondait pas. Je ne suis pas descendue tout de suite. Plus tard, je me suis rendue compte que cette phrase, qu'elle m’avait dite juste avant sa mort, avait « bouffé ma vie », m’avait tout le temps « poursuivie ».
Je me suis toujours dit : « Puisque je n’ai rien fait pour qu’elle meure, c’est sûrement qu’elle ne nous aimait pas assez, puisqu’elle est partie. » C’est comme si aujourd’hui je me demandais encore pourquoi elle est morte. Elle qui était douce de caractère, bonne, qui, en plus de ses cours de prof, s’occupait des voisins portugais ou harkis, etc. Pourquoi donc est-elle partie comme une lâche ? Je me sentais abandonnée, et j’étais pleine de colère.
De plus, quand quelqu’un s’appesantissait sur notre sort et nous plaignait, je refusais cela intérieurement. Et si quelqu'un se lamentait sur la vie chargée de ma grand-mère maternelle, en la plaignant (ma mère étant fille unique, elle habitait près de chez nous et venait souvent ; après sa mort, elle venait surtout pour la cuisine), je pensais : « Y en a marre ! Elle ne fait rien notre grand-mère ! Nous, on fait presque tout ! » En fait, je voulais surtout dire : « Y en a marre de parler de sa douleur, et nous alors ? C’était bien notre mère, et on nous l’a enlevée ! On nous a privés de son amour ! » C’était comme si une partie de mon être était arrachée ! Et j’avais de la hargne pour cette grand-mère qui aurait dû mourir vu son âge, et pas maman. J’étais très furieuse contre elle, également parce qu’elle avait décidé que seule irait à l’enterrement ma sœur aînée, plus âgée. Moi, je devais aller jouer chez N... ! En fait, je me suis sauvée, et pendant l'enterrement, je me suis faufilée jusqu’à Papa, à l’église, pour lui prendre la main.
Ensuite, trois mois après, je me suis mise à ne plus parler pour qu’on fasse un peu plus attention à moi. Je crois que cette attitude était aussi liée au comportement des gens au collège. Car les profs (collègues de ma mère, en plus !) et les élèves s’apitoyaient beaucoup sur nous, posaient des tas de questions. J’avais bien envie de les « envoyer promener ». Par exemple, quand un prof larmoyait en me plaignant, je me disais : « Mais, vous n’y comprenez vraiment rien ! » Une fois, je l’ai même dit tout haut à un prof. En réalité, moi qui travaillais bien en classe avant tout cela, je suis devenue très moyenne, puis moins bonne. Papa devait me soutenir complètement, moi qui auparavant voulais devenir médecin. Je me disais : « À quoi çà sert l’école, le travail, puisque maman est morte, elle qui avait tant bûché pour avoir son agrégation ? » En plus, comme mes notes baissaient, tel ou tel prof me le reprochait ainsi : « Ta mère, qu’est-ce qu’elle pense de toi ? » Cette évocation de ma mère m’a complètement bouffée. Comment un prof peut-il dire cette phrase à un élève ?
Cette colère, je la ressens aujourd’hui quand j’apprends le décès d’un adulte. Souvent, les gens plaignent le conjoint resté seul, je dis alors : « Et les enfants, vous en faites quoi ? » Je revendique avec force qu’on tienne compte d’eux. Ou alors, quand une personne parle de sa mère en la critiquant, je ressens un pincement, moi qui n’ai pas eu longtemps Maman. À ce moment-là, je fuis, je ne peux pas l’entendre.
Quant aux copines, elles voulaient savoir trop de choses. Pourquoi toutes ces questions après sa mort ? Elles étaient curieuses de ce qui était rare et extraordinaire (mort subite d’une mère de cinq enfants). Elles étaient à l’affût de mes moindres gestes, tandis que mon père, lui, était accablé de chagrin. Toutes mes meilleures amies se sont donc distancées ; c'est vrai, je les ai « envoyées bouler » dès le début, elles étaient trop curieuses !
Qu’est-ce que j’aurais espéré en classe ? Que les filles soient naturelles, simples, qu’elles vivent normalement, sans parler spécialement de ma mère. Je ne voulais surtout pas de leur pitié, car la pitié « tue ». J’avais une assez forte personnalité, naturellement ; alors, il fallait qu’on me laisse un peu ! Quant aux profs d'aujourd'hui, qu’on leur mette bien dans la tête que la douleur de cet arrachement ne dure pas trois mois, six mois, un an ! Bien plus ! Il m’a fallu au moins cinq ans, simplement pour pouvoir « sortir la tête de l’eau », moi qui ai vu mourir ma mère tout près de moi. Alors, vous imaginez ?

 

*   *   *

 

Témoignage   Victor

    Victor est un de mes élèves de 4ème, turbulent, très actif, toujours en mouvement. En réalité je perçois dans sa continuelle demande d'attention de notre part (les profs) une attitude excessive qui est tellement permanente que je cherche une raison à cela, et je découvre dans son dossier scolaire que son papa est mort d'une longue maladie, il y a un peu plus de trois ans. Il avait 10 ans et était en CM2.
    Je parle souvent avec lui de son attitude, nous sommes amenés à lui demander de se calmer, d'arrêter de bouger, de nous solliciter : il ne cesse de lever la main pour être interrogé, il râle si un autre l'est à sa place, il est « saoulant ». Aucune place en classe ne semble convenir, car il arrive toujours à accaparer notre regard pour lui. Il arrive aussi à faire rire tout le monde avec un naturel désarmant, c'est apparemment amusant, mais en fait, cela rend la situation ingérable. Pourtant, cet élève est attachant, et je sens que quelque chose de plus grave le perturbe.
    Quelques années plus tard, je suis amenée de façon tout à fait fortuite à le rencontrer dans un lieu de vacances, et nous reparlons de cette époque... le collège ! Ce qu'il va me confier me semble intéressant, et pourrait aider un jeune dans la même situation, ainsi que son environnement proche. Voici son témoignage.

   
    Oui, je me souviens que vous me parliez de la mort de Papa, que vous faisiez un lien entre mon attitude et sa mort. Mais d'abord, les profs ne m'aimaient pas trop, ils voulaient me casser ! Et puis, entendre les copains dire de leur père : « Papa, il va encore m'engueuler, la barbe ! », je ne pouvais pas le supporter, j'avais envie de partir de chez eux tout de suite, moi qui n'avais plus de papa. C'était insupportable ! Comment peuvent-ils « faire des chichis » alors qu'ils ne réalisent pas leur bonheur ? Les copains ne se soucient pas du malheur des autres, je sais... Faire le deuil de mon père, j'y pense souvent, oui... Je ne sais pas bien où j'en suis.
    En classe, ce qui est pénible, c'est la fête des pères ! Alors, des flashes de souvenirs remontent. Ma sœur, plus âgée d’un an, veut toujours reparler de papa, elle pense à lui, car je lui ressemble ; mais, c'est énervant, « je ne suis pas lui » ! Souvent, j'étais très agressif, à tel point que nous ne pouvions pas nous parler. Au collège, tout le monde était au courant de la situation, heureusement, une chance ! Je n'avais pas besoin de le redire.
    Pourtant, pourquoi les gens se sentent-ils si gênés, dès qu'on annonce « père décédé » ?

    Comment s'est passée l'annonce de sa mort ?
    Mon père a été malade environ dix-huit mois, mais il travaillait encore au début de sa maladie. Je savais qu'il était malade, mais pas que c'était si grave. Comme notre famille n'est pas de cette région, nous n'avions pas beaucoup d'amis au début, on venait d'arriver dans cette nouvelle ville, deux ans avant sa maladie. En fait, on « s'habitue » à voir son papa malade, je veux dire que je vivais avec un père malade, voilà tout ! Différents organes étaient touchés, au fur et à mesure, puis il a eu du mal à marcher seul, sans fauteuil roulant. Enfant, on s'adapte à tout cela, sans poser pleins de questions. Sa mort m'a donc semblé brusque, simplement parce que je ne pouvais pas y penser vraiment, ni réaliser...
    Mais quand le jour de la fin est arrivé, c'était le matin ; ma soeur était allée avec mes grands-parents le voir à l'hôpital. Quand maman est venue me chercher en classe, à midi, elle a eu un coup de fil de ma grand-mère en voiture, donc on l'a su par le téléphone; je me souviens que j'ai crié dans la voiture. Arrivés à l'hôpital, on est entré dans la pièce où les infirmières ont l'habitude de se retrouver. Elles m'ont donc « gardé », pendant que maman et ma sœur allaient voir papa mort dans sa chambre. Moi, j'attendais, assis, pendant que ces dames rigolaient, parlaient, et moi je cogitais... Tout à coup, ça m'a pris ! J’ai couru, je suis arrivé dans sa chambre, papa était seul. Je suis resté cinq minutes à le regarder, je voulais absolument le voir. Pourquoi ai-je été mis de côté en arrivant ? Non, je ne voulais pas ça ! Je pouvais bien le voir, non ?
    Je sais qu'au début, son absence a contribué à déstabiliser ma vie. Mais depuis, ce qui est triste, c'est surtout par rapport à la vie de famille. J'ai l'impression qu'on n'a plus de traditions familiales, pas de vrai repas familial, chacun son assiette... Quand il était mal, vers la fin, maman le soignait, on était ensemble à table. La mort, ça enlève les promenades familiales, les restaurants ensemble, les films, etc. Moi, j'attache beaucoup d'importance à la famille élargie, qui habite une autre région, où nous étions dans mon enfance.
    J'ai l'impression aussi que je n'apprends rien. Un père, ça bricole et ça explique plus, que maman, comment on fait. Papa me manque pour les décisions à prendre, les copains ne suffisent pas, mes grands-parents non plus. Sans doute que, petit, en CM, je n'avais pas encore noué une vraie relation avec lui, j'étais jeune.
    Pour ce qui est de ses cendres, le lieu où on les a mises est très important, c'est un lieu de recueillement. J'aime bien y aller.    

     En relisant ce témoignage, je repense à ces années de collège, aux bêtises que Victor faisait, à ses gesticulations, ces moments où il perturbait la classe de diverses manières, pour se faire remarquer et occuper la première place. Plusieurs fois convoqué en conseil de discipline, il a fini par être expulsé du collège en plein deuxième trimestre de l'année suivante (3e). J'ai toujours pensé que nous n'avions pas su bien le gérer ; certaines d'entre nous le comprenaient bien pourtant ! Mais il n'aurait pas fallu le renvoyer sans lui parler personnellement, il aurait fallu que tous les collègues soient convaincus que le deuil de son père avait eu des répercussions sérieuses sur sa vie d'adolescent. Quand il est parti de chez nous, il avait presque quinze ans, et la plupart pensaient et disaient en conseil de classe que cette mort datant de presque cinq ans, il ne pouvait plus en être encore choqué ni atteint ! Ce discours est classique, en collège. Les professeurs s'imaginent, avec beaucoup de bonne foi, que le temps s'est écoulé, que c'est déjà « vieux ». Or, ce point de vue contredit ce que vit le jeune en deuil. Il est très douloureux d'entendre parler de sa peine avec autant de désinvolture! Comment la mort d'un papa ou d'une maman peut-elle être considérée comme « ancienne » ou « une page tournée » par celui qui a perdu cet être cher ? C'est peu connaître la réalité du deuil que de tenir ce discours en classe! Il y a des termes qu'il ne faut pas galvauder, d'autant que l'enfant ne met pas facilement de mots sur sa peine, sur sa douleur. Il faut au contraire l'aider à extérioriser son chagrin, à verbaliser ses sentiments et émotions.

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